Paysages aborigènes - Voile diaphane - Photo de l'auteur
A 80 mètres au dessus du désert Australien, je contemple les territoires Aborigènes. Pas âme qui vive sur des milliers de kilomètres. Comme un parchemin dont on déploie le rouleau, le paysage se révèle, change de couleurs, offre des nuances inattendues. Je passe des heures à la fenêtre de ce frêle coucou, les écouteurs sur les oreilles pour entendre mon pilote.
Tous les deux nous sommes subjugués par la magie des lieux et des questions surgissent. Quels seraient les secrets de la terre Aborigène ?
Une terre aborigène, témoin ?
Cette photo me semble emblématique pour tenter de répondre à cette question. Certaines parties sont cachées par le voile diaphane de nuages de pluie. Les jeux de lumière révèlent et atténuent à la fois les parties perceptibles. Le territoire aborigène semble sensible, ondulant, palpitant et secret.
Durant les années d'initiation, on pourrait dire qu'une grande intimité se noue entre les Aborigènes et les paysages. L'apprentissage leur permettra de mieux comprendre comment les esprits du temps du rêve, ont façonné la terre, inscrit des scarifications particulières, élevé des collines, modelé des rochers, au travers de leurs actes, et d'accidents marquants, mais sans intention réelle.
Ces histoires millénaires, ne sont cependant pas figées dans le temps. Elles s'enrichissent du présent. Les nouvelles générations y apportent des compléments, en fonction d'évènements particuliers, sociaux, climatiques, politiques.
On pourrait ainsi souligner que la terre respire, à travers la grande sensibilité des comédies humaines qui se jouent en son sein, sur des portions immenses de territoire.
L'initiation Aborigène, comme un passeport pour la survie
De façon plus prosaïque, les dizaines d'années d'initiation Aborigènes, consistent également en un "passeport pour la survie". L'homme qui prendra la responsabilité du "clan", doit être en mesure de mémoriser la cartographie des lieux de vie, des sources qui jamais ne se tariront, y compris durant les périodes de grande sécheresse.
Cependant, avec l'exploitation des mines, des phénomènes nouveaux apparurent ces dernières années. Le pompage des nappes phréatiques multi-millénaires, conduise à l'apparition d'une extrême aridité impropre à la vie dans certains territoires aborigènes. La mémoire ancestrale des "water hole" Aborigènes, devient ainsi presque caduque.
Le corps participe à la mémorisation
Ces cartographies complexes s'appuient sur des méthodes pédagogiques assez remarquables comme le chant, la danse, le dessin sur le sable, des peintures sur la peau... Le corps en son entier est convié pour marquer la mémoire et ne pas perdre le fil de l'eau, mais également des plantes comestibles, des herbes médicinales, des règles morales et des tabous.
Néanmoins, l'initiation s'avère aujourd'hui de plus en plus parcellaire. Les anciens disparaissent à leur tour. Une partie d'entre eux disposait encore d'une mémoire connectée, ayant été eux-mêmes nomades dans leurs jeunes années. Ce qui n'est plus le cas des artistes de deuxième ou troisième génération.
De plus les adolescents préfèrent jouer sur les ordinateurs ou aller sur Facebook, et considèrent pour une partie d'entre eux, que toutes ces histoires sont l'apanage des grands-parents, mais pas des nouvelles générations modernes et branchées.
Si à 13 ans, ils ne rentrent pas dans les cycles d'initiation, et reviennent des années plus tard avec remords, bien souvent les anciens refusent de commencer ou de compléter une initiation. Pour eux c'est irrattrapable. C'est une difficulté supplémentaire quant à la pérennité du savoir Aborigène.
De nos jours, les connaissances peuvent être également moins cruciales. Bien peu d'Aborigènes effectuent les périples à pied sur les "pistes chantées". Les 4x4 ont remplacé les jambes. La sédentarisation renverse les niveaux de priorité des connaissances à transmettre. Les lieux sacrés ne sont plus aussi souvent visités. Les Aborigènes les chantent tout de même à distance pour souligner qu'ils ne sont point oubliés et les honorer.
L'initiation devient de plus en plus courte, si ce n'est incomplète.
Donner accès aux bases de données en fonction des droits Aborigènes
De nombreux efforts sont cependant menés pour préserver les langues, les mythes. Des anthropologues les enregistrent et introduisent ce savoir structuré dans des bases de données, avec des informations clefs sur ces civilisations du désert rouge.
Mais les chercheurs se heurtent à des difficultés de taille. La connaissance collectée et capitalisée par Australiens non-Aborigènes, est sensible, en fonction des appartenances à un clan, de son genre, de son niveau d'initiation, des liens de peau entre famille...
Pour que ces outils soient utilisés pour transmettre la connaissance dans le futur, en respectant la culture Aborigène, il conviendrait d'introduire des codes d'accès très spécifiques et fragmentés, en fonction des droits complexes des acteurs. Les liens sociaux, les tabous, régenteraient l'architecture des droits de la base de données. Quand je pense au modèle mathématique en trois dimensions utilisé par Barbara Glowczewski, directrice de recherche au CNRS, pour illustrer les liens de peau, il semble que cela soit un casse-tête pour informaticien.
Des initiations aborigènes pérennes
Il existe cependant sur cette île continent des endroits où cette dynamique d'initiation fonctionne encore de façon efficiente.
Un Aborigène rencontré dans les territoires du Nord, partageait avec moi la fierté d'être en phase d'initiation, dont plus de 6 mois passé dans le bush. A travers ces périodes, ayant eu l'occasion de révéler ses propres talents, il commençait à exprimer sa spécialisation à travers des scarifications rituelles sur son buste. Je songeais aux photos du début du XXe siècle en noir et blanc, figurant ces hommes hiératiques, aux bustes striés, dans les allées du Musée d'Adelaïde.
Lors de discussions avec l'artiste Daniel Walbidi, je comprenais que les toiles de ses jeunes années s'avéraient aujourd'hui sensibles, et qu'il était sans doute délicat de les présenter. Aujourd'hui initié, il perçoit combien il utilisait des symboles réservés dans ses toutes premières œuvres.
C'est intéressant de considérer que la toile d'un jeune ou adolescent, peut ainsi disposer de façon franche, de signes et symboles délicats, perçus en côtoyant les anciens, en observant leurs gestes, leurs dessins sur le sable, ou ce que les plus âgés ont bien voulu partager.
Sur un autre terrain, je fus également assez saisi par des toiles d'un artiste de Fregon, muré dans son silence, dans un autre univers et venant peindre de temps à autres, avec des figures fortes et simples. Dans son monde à lui, il partage néanmoins par l'entremise des peintures, sans parler avec les coordinateurs du centre d'art, ni les autres artistes.
Le résultat transcrit semble brut, peut-être naïf, et ne comporte aucun ajout, ou fioritures. Les symboles et signes graphiques épurés éclatent dans toute leur puissance. C'est assez saisissant.
L'expression artistique de ce peuple nomade Aborigène emprunte de multiples chemins et ne cesse de me réjouir.