Photo de l'auteur : oeuvres de Papunya de Timmy Payungka Tjapangati et Shorty Lungkarda Tjungurrayi.
Ce 15 octobre à 18h
se tenait au Musée d’Aquitaine de Bordeaux, le vernissage de l’exposition d’art
Aborigène « Mémoires Vives… », pilotée par les deux commissaires
Arnaud Morvan et Paul Matharan. Sympathiquement invité par le musée, je me rendais
sur place pour 24h. Impressions…
Plus
de 550 visiteurs sont réunis pour le vernissage dans le grand hall du Musée.
L’artiste Christian Thomson - présent dans l’exposition avec des œuvres
photographiques - entonne un chant aborigène. Un silence s’installe et la voix
résonne entre les colonnes hiératique du grand hall du musée.
L’ambiance est solennelle. Nos pensées se laissent bercer par cette mélopée et
vagabondent au-delà des mers, hors du temps, par la magie des sons.
Photo de l'auteur. Scarifications du XIXe sur des arbres (photo de Clifton C. Towie)
et Néons "Black Magic" de l'artiste Reko Rennie
et Néons "Black Magic" de l'artiste Reko Rennie
Les discours d’introduction se succèdent, se répondent les uns aux autres avec subtilité, comme les français savent si bien le faire : le directeur du Musée d’Aquitaine, l’Ambassadeur d’Australie en France, les conservateurs, la représentante du ministère de la culture… L’acoustique plus ou moins bonne, laisse progressivement un brouhaha s'élever du fond de la salle. Les Bordelais apparaissent bien impatients de découvrir l'exposition.
Le
cordon est coupé, l'exposition ouvre ses portes. Certains filent sur le buffet,
d'autres font la queue pour découvrir les 150 peintures et objets en provenance
de grandes institutions (Musée du Quai Branly, Musée d'art et d'histoire de
Rochefort, Aboriginal Art Museum d’Utrecht, Musée de Victoria à Melbourne,
Université de Groningen, du Musée La Grange à Môtiers, du Musée Wereld de
Rotterdam…), et de collectionneurs privés (collection Thomas Vroom, collection
Arnaud Serval, collection Sordello Missana,
collection Brocard - Estrangin), des premiers âges de l’art Aborigène
jusqu’aux créations les plus contemporaines…
Photo de l'auteur. Le rêve des 7 soeurs par Sylvia Ken. Communauté de Tjala. 200x200 cm.
Un
long couloir invite les visiteurs entre des murs blancs neutres dotés des
textes introductifs. Ce premier sas initiatique conduit dans une première
petite salle carrée qui délimite l’espace temps de l’exposition. Un propulseur
du XIXe siècle dialogue avec deux toiles contemporaines.
Double vision cosmique et terrestre d'une toile Aborigène
La peinture de l’artiste Sylvia Ken (communauté aborigène de Tjala), réalisée en 2012 est mise en scène prodigieusement, déployant ses 4m2 dans deux dimensions. Elle communie avec le sol, posée sur une estrade à sa dimension, comme le paysage sublimé qu'elle représente.
Un
immense miroir disposé au plafond permet de capter son reflet et offre au
visiteur un autre angle de vue, soulignant les connexions subtiles des
territoires terrestres et cosmiques autour de la constellation d’Orion, où
s'évadèrent dans ce rêve les sept soeurs, comme autant d'étoiles.
Dés
ces premières oeuvres, le ton semble donné par les commissaires de l'exposition :
l'art aborigène n'est pas figé dans le temps. Il s'inscrit dans le monde contemporain,
il continue de s'inventer, de s'illustrer dans de nouveaux médias.
L'histoire
des aborigènes constitue un terreau fertile, un tremplin pour une expression
nouvelle et moderne et ouvre de nombreuses questions sur la transformation de
la plus ancienne culture continue de l'humanité. Cette grille de lecture
offerte dans l'exposition par Arnaud Morvan et Paul Matharan, nous donne des
clefs pour observer et entendre ces discussions entre les oeuvres, juxtaposant
les styles, les époques et matériaux.
Ce
conciliabule presque imperceptible entre les toiles et objets aborigènes,
invite les visiteurs sur les chemins de l'artiste, comme s'ils devenaient
eux-mêmes acteurs d'une oeuvre totale, le temps de l'exposition, tissant un
réseau signifiant entre toutes les créations rassemblées.
L'intention
des conservateurs se devine également à travers la carte blanche qu'ils offrent
à l'artiste aborigène Brook Andrew en résidence plusieurs
semaines à Bordeaux. Outre une oeuvre magistrale (Clown 1, Theme Park) déjà
présentée au Musée Aborigène d'Utrecht en 2008, il s'immerge dans les réserves
du musée, rassemblent des objets incongrus comme des chaises Napoléon III, de
vieux bouquins, des structures métalliques pour faire sécher les bouteilles de
vin... Il y invente des passerelles entre objets, des rencontres inattendues,
et compose des vitrines et des ilots dans les couloirs sur lesquels le regard
accroche et s'interroge.
Photo de l'auteur : installation de Brook Andrew au Musée d'Aquitaine.
En
24h, j'ai ainsi admiré le côté multiforme, vivant de cette exposition, comme un
organisme qui évolue au grès de l'inspiration des commissaires et des artistes
conviés pour l'occasion, dans une sorte d'art intégral qui se réinvente avec la
même continuité que cette culture aborigène multi-millénaires.
Un
échange avec Brook Andrew à qui je pose différentes questions me fait
comprendre à quel point il est un artiste complet, totalement dans la mouvance
contemporaine de l'art plus conceptuel, avec sans doute une force
supplémentaire donnée par l'histoire de son peuple dont les résonances sont
multiples.
Nous
passons ensuite dans une salle plus sombre, dans l’esprit des premières
peintures rupestres réalisées il y a 20 à 30 000 ans dans les grottes
d’Australie. La crainte d’avoir une approche chronologique de l’art aborigène
est habilement combattue, par l’insertion de photographies de tags urbains
représentant les esprits de la pluie. Ils furent apposés de façon brève sur les
murs des villes il y a quelques années, sans qu’un mouvement artistique clair
soit identifié. Ce pont, cette question constante entre modernité et tradition
fonctionne et invente un nouvel espace pour l'artiste aborigène contemporain.
Photo des cabines du projet de Curtis Taylor et Lily Hibberd
Le lendemain matin en retournant voir l'exposition loin de la foule du premier jour, je rencontre l'artiste aborigène Curtis Taylor avec qui nous échangeons quelques mots. Il est jeune du haut de ses 25 ans et a réalisé avec l'artiste australienne Lily Hibberd une intéressante installation vidéo sur les cabines téléphoniques 70 et 71 de Parnngurr. Elles sont situées sur une terre aborigène récupérée en 2002 après des années de lutte (plus de 136 000 km2). Ils y racontent l'histoire entre les modes de communication passés, présents et futurs des Martus.
Curtis
Taylor me souligne qu'il est essentiel pour lui que l'art aborigène soit reconnu comme un
art australien à part entière sans distinction. Il est très touché par les liens étroits que
cette exposition tisse entre la France et l'Australie. De mon côté je suis ému
par cette rencontre, l'encourage à continuer ce travail de transmission de la
mémoire et ce questionnement sur l'avenir.
Au moment de le quitter il m'étonne en me demande ma carte de visite. Je lui donne bien volontiers. Nous nous disons à bientôt. De retour chez moi, je me rends compte qu'il est aussi sur Facebook, connecté à d'autres artistes. La tradition trouve d'autres chemins. Cela m'évoque le souvenir d'un autre témoignage sur des aborigènes se lançant des sortilèges à travers Twitter...
Au moment de le quitter il m'étonne en me demande ma carte de visite. Je lui donne bien volontiers. Nous nous disons à bientôt. De retour chez moi, je me rends compte qu'il est aussi sur Facebook, connecté à d'autres artistes. La tradition trouve d'autres chemins. Cela m'évoque le souvenir d'un autre témoignage sur des aborigènes se lançant des sortilèges à travers Twitter...
Je
croise dans les salles Barbara Glowczewski, Anthropologue et directrice de
recherche au CNRS, dont deux vidéos émaillent l'exposition, dont une remarquable
séquence sur des peintures réalisées sur le sol. Dans la plus grande tradition,
l'artiste raconte un mythe et l'histoire sort de ses doigts avec délicatesse,
caressant le sable. Je ressens comme l'impression d'une danse des mains
laissant des traces éphémères captées heureusement par la caméra.
Nous
avons l'occasion d'échanger quelques mots. Je souligne combien ses ouvrages
scientifiques m'ont marqué, en particulier celui où elle utilise une
représentation mathématique en trois dimensions pour souligner la complexité
des liens de peau entre aborigènes, souvent bien au-delà de simples liens du
sang. Ce peuple sans technologie, dépouillé hier, n'a cessé d'investir d'autres
territoires de la pensée à travers les millénaires et d'y exprimer ses talents et l'acuité de son
intelligence, à tel point que les occidentaux ont souvent des difficultés à appréhender
leurs modèles...
Une
grande salle toute en courbe, offre au regard une superbe collection de
boomerangs et de rares boucliers de la forêt humide. Ils y dialoguent avec des
boucliers modernes en polystyrène de l'artiste Garry Jones, aériens, qui
effleurent à peine le mur.
Photo de l'auteur : boucliers modernes en polystyrène de l'artiste Garry Jones
L'ambiance
de la salle est très réussie : le côté circulaire m'évoque les danses
rituelles, le coeur d'un lieu de campement, une cérémonie autour d'un feu, une
chorégraphie aérienne...
Un
peu plus loin, Arnaud Morvan évoque avec un journaliste de la Libre Belgique
présent pour l'inauguration, les liens entre le mouvement Cobra et l'art
Aborigène, avec des acteurs du collectif Roar de Melbourne ayant plus tard joué
le rôle de conseillers artistiques dans des communautés aborigènes du
Kimberley.
Photo de l'auteur : Pierre Alechinsky (à droite) et Paji Honeychild Yankarr (à gauche).
Une exposition avait eu lieu il y a quelques années au Musée
Aborigène d'Utrecht. Dans la salle, une oeuvre de Pierre Alechinsky (Ceci peint
comme on dit: dit, 1981) du Musée des Beaux Arts de Bordeaux, amorce une
discussion avec une toile de l'artiste aborigène Paji Honeychild Yankarr
(Jupurr, 2003).
Un
peu plus loin deux toiles majeures de l'artiste Gordon Bennett font un clin
d'oeil à l'artiste Basquiat, avec un titre évocateur : Note to Basquiat. In the
future art will not be boring.
Photo de l'auteur : Gordon Bennett dans l'esprit de Basquiat
En
allant au restaurant le soir avec les différents invités du Musée, je discute
sur le chemin avec l'artiste chinois et australien Zhou Xiaoping au sujet de
ses deux oeuvres présentées au musée et réalisées en collaboration avec
l'artiste John Bulunbulun. D'un côté il a réalisé un portrait
figuratif de l'artiste aborigène qui trône au milieu du territoire représenté
de façon abstraite avec le rarrk rituel (lignes hachurées rapprochées et
peintes sur la toile), apporté de l'autre côté par l'artiste aborigène.
Photo de l'auteur : peinture de Zhou Xiaoping et John Bulunbulun. Portrait of John Bulunbulun - 2007
Une
force incroyable se dégage de la peinture à travers cette chevelure
bouillonnante, ce regard profond et intérieur, et l'effet de résonance apporté
par les symboles traditionnels. Je lui fais part de mon émotion face à cette
toile. Nous évoquons le dialogue entre ces cultures multi-millénaires chinoises
et australienne, la fertilité de leur partenariat.
Photo de l'auteur : toile de Sally Gabori (droite) et Lydia Balbal (gauche).
De
multiples autres oeuvres de Nora Wompi, Sally Gabori, Lydia Balbal, Cliff Reid,
Tony Albert, Archie Moore, de superbes écorces de John Mawurndjul et de son
épouse Kay Lindjuwanga, d'autres peintures de Yala Yala Gibbs Tjungurrayi, une
superbe toile de Turkey Tolson Tjupurrula prodigieusement mise en scène avec
des lances à ses pieds dialoguant avec cette représentation sur la toile, Reko
Rennie, Dorothy Napangardi, Emily Kame Kngwarreye, des toiles des premières
heures du mouvement de Papunya avec Timmy Payungka Tjapangati et Shorty
Lungkarda Tjungurrayi, d'autres écorces de Mawunpuy Mununggurr,
Sur
le plan pratique l'exposition durera
presque 5 mois, jusqu'à fin mars 2014. Elle est reconnue d’intérêt national
2013 par le ministère de la Culture et de la Communication / Direction
générale des patrimoines / Service des musées de France. A ne pas manquer.
Un
catalogue de 258 pages mérite le détour. "Mémoires Vives : Une histoire de
l'art Aborigène". Edition de La Martinière, sous la direction d'Arnaud
Morvan.
Cette exposition a été réalisée également avec la collaboration et les conseils scientifiques de Barbara Glowczewski et Jessica de Largy Healy, chercheur au Musée du Quai Branly.
Cette exposition a été réalisée également avec la collaboration et les conseils scientifiques de Barbara Glowczewski et Jessica de Largy Healy, chercheur au Musée du Quai Branly.
6 commentaires:
Mille remerciements, Bertrand. Les photos sont superbes. J'attends l'arrivee de la catalogue avec impatience.
Hello Will,
Il mérite le détour. Un ouvrage de référence avec une portée scientifique digne d'intérêt.
Trop beau, trop fort ton texte sur cette fascinante exposition. Tes connaissances, tes compétences,tes contacts, ta collection. Ta vocation.
Bravo et merci. Par quel hasard ai-je ouvert ton blog ce soir ? Il n'y a pas de hasard. Rencontre.
Nicole
Bonjour Nicole,
Merci pour ton commentaire si chaleureux et cette rencontre par ce blog. Je tente de partager cette passion et pourquoi de susciter des vocations pour cet art signifiant des antipodes.
A bientôt,
Bertrand
Bonjour,
Je suis à la recherche de certaines oeuvres de cette exposition, pour une séquence en arts visuels dans ma classe de CM1.
J'aimerais présenter à mes élèves au moins une oeuvre d'art aborigène qui est "une carte, un plan". J'en avais vu lors de l'exposition mais impossible de me rappeler de noms d'artistes associés.
Avez-vous une idée ? (je suis maintenant à Strasbourg et le livre de l'expo n'est pas dispo pour que j'aille à la source).
Merci ;)
Bonjour Lasacripante,
Votre démarche est une bonne idée.
A l'entrée de l'expo, figurait une grande toile, visible sur le sol et également au plafond sur une glace. Elle figure des territoires terrestres et cosmiques autour de la constellation d'Orion. C'est peut cela que vous recherchez ?
Si c'est le cas, dites le moi. Cette toile faisant partie de ma collection, je pourrais vous envoyer une photo pour vos travaux. L'usage du visuel doit être réservé et modéré car celui-ci appartient à l'artiste.
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