dimanche 23 mars 2014

Exposition Country to Coast à l'AAMU d'Utrecht : des paysages incarnés et sublimés


C'est envoyé. Ce samedi matin nous partons en famille, cousins et cousines pour le musée Aborigène d'Utrecht et l'exposition "Country to Coast". A 2h de route de Bruxelles, nous allons effectuer une traversée découverte à travers cette île-continent, dotés d'un kaleidoscope pour aborder l'abondance des couleurs de la région du Kimberley.

L'AAMU à Utrecht constitue un pilier incontournable pour l'art aborigène en Europe. Premier musée de son état, j'imagine volontiers les vocations qu'il a su susciter en offrant un autre regard sur cet art contemporain des antipodes.

Exposition art aborigène : Utrecht - Bidyadanga
Deux oeuvres de l'artiste Lydia Balbal. Communauté de Bidyadanga.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.
© Collection privée Brocard - Estrangin

Jamais les conservateurs n'ont cédé à la tentation de le ranger dans le rang des arts premiers. C'est une bonne chose. 
Il est pourtant bien difficile d'arracher l'art aborigène à cette catégorie. Combien de fois des journalistes, critiques d'art, tombent dans le panneau. Comme si l'ancrage continue d'une civilisation Aborigène sur des millénaires ne pouvait générer que des articles primitifs, enchaînés aux premiers pas de l'humanité. Comme si une culture épurée de technologie, symboliquement à l'âge de la pierre, ne pouvait offrir un terreau à des intelligences également complexes, profondes, fines et sophistiquées.

De gauche, à droite. Artistes, Alma Webou, Jan Billycan, Daniel Walbidi.
Collection AAMU et collection Brocard - Estrangin

Combien tombent dans le piège ? Et jugent le niveau d'une civilisation à l'orée de sa technologie et considèrent comme premier, ce qui serait direct, spontané, beau mais frustre, esthétique sans intention de la donner, utilitaire mais pas artistique, comme dans un hasard des circonstances, tout en étant en dessous d'un niveau technologique, d'un niveau de savoir et donc de nos civilisations sans doute arrogantes ?


Trois oeuvres de l'artiste Sonia Kurarra. Communauté de Mangkaja.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.
© Collection privée Brocard - Estrangin

C'est une faute je crois bien grossière quand on observe depuis 40 ans, le dynamisme de ce mouvement d'art contemporain Aborigène. Cela n'a rien à voir avec des arts premiers sur le plan graphique, pictural, comme avec les médias utilisés. On ne reste pas ici bloqué aux années avant 1914 ou 1930 pour les grands puristes des arts premiers. La capacité d'invention et d'innovation, s'appuie certes sur une culture multi-millénaires pour créer, bousculer, transmettre, permettre des percées audacieuses dans la représentation des paysages, des mythes, de l'histoire chahutée et difficile des aborigènes.
Mais l'acrylique préside sur les toiles, les nouveaux médias et les vidéos s'invitent sur leur terrain artistique Aborigène.

De gauche à droite, artistes, Ramey Ramsey et Paddy Bedford.
Collection privée et collection de l'AAMU.

Une dynamique est en marche et invite les critiques d'art, journalistes à revoir leurs copies, au risque de passer à côté d'un mouvement artistique largement vivant, signifiant, inventif et tout ce qu'il y a de plus contemporain. Il en brille et touche à l'échelle d'une île-continent.

De gauche à droite, artiste Yata Gypsy YADDA et Jimmy Nerimah. Communauté de Mangkaja.
Au fond, Jan Billycan. Communauté de Bidyadanga. Collection AAMU.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.

L'AAMU a régulièrement convié, invité des artistes occidentaux à exposer avec des artistes Aborigènes, favorisant un dialogue fertile, établissant des passerelles, des correspondances.

Pour cette exposition "Country to Coast, colors of the Kimberley", nous pouvons observer une assez incroyable diversité de supports (toiles de lin, écorces peintes), de matériaux (acryliques, pigments naturels), mais également de styles régionaux, et les individualités marquantes d'artistes proéminents.

Artiste Wakartu Cory Surprise. Communauté de Mangkaja.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.
A gauche, collection AAMU
A droite, collection privée Brocard - Estrangin

Si vous avez l'occasion d'aller cette exposition ouverte jusqu'en octobre 2014, prenez le temps d'admirer la vision profonde des Aborigènes sur leur paysage natal. Nous sommes loin, très loin d'une représentation figurative. D'immenses paysages, sur des centaines de kilomètres carrés se retrouvent conjugués avec des formes symboliques singulières. On y perçoit que le paysage Aborigène représente bien plus que cette vision spatiale et géographique. Il semble incarné sur ces toiles, vibrant de l'histoire d'une grande multitude d'hommes et de mythes profondément attachés à cette terre qui porte le tout.

Artiste Nora Wompi. Communauté de Martumili et Balgo.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.
© Collection privée Brocard - Estrangin

Les paysages représentés expriment toute la richesse créative des artistes, l'individualité de leurs perceptions, leur regard unique forgé dans le chaudron de leur histoire et des mythes dont ils sont les dépositaires.

A gauche, Patrick Mung Mung. Communauté de Warmun.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.
© Collection privée Brocard - Estrangin

Ces cartographies offrent une vue extrapolée, nourrie, construite autour de visions harmoniques subtiles dont la musique intérieure touche. Visiter l'exposition à la recherche de cette expérience, avec ce sésame différencié du paysage sublimé ne manque pas d'attrait.

A gauche, artiste Rover Thomas, nouvelle acquisition de l'AAMU.
Exposition Country to coast, colors of the Kimberley.

Lors de la découverte de l'exposition, je tente de partager cela avec mes cousins et cousines.
Une petite voix silencieuse m'invite aussi le temps de notre passage à une autre visite. A travers les étages, je me retrouve dix ans en arrière, pour l'achat de ma première toile à l'AAMU. C'est un beau clin d'oeil d'y revenir aujourd'hui en prêtant 12 peintures au musée. Quand Georges Petitjean, conservateur de l'AAMU, m'avait proposé cette exposition avec deux autres collectionneurs et leur collection du musée, j'en étais immédiatement enchanté.


Différentes écorces peintes des esprits de la pluie, Wandjina.
Artistes Lily Karedada, famille Karedada, et Charlie Numbulmoore.
Collection AAMU et collections privées.

Je songe à travers les pièces à ce cheminement sur dix ans en art Aborigène, à mes découvertes, enthousiasmes, égarements, rencontres nombreuses. Ah que cela fut nourrissant. Puis-je vous dire que jamais je n'ai regretté cet engagement dans cet art signifiant, en résonance avec notre histoire de chasseurs-cueilleurs emportée par l'entremise des Aborigènes dans un monde moderne.
J'aurais tant aimé voir le génie des hommes de Lascaux s'exprimer dans une mouvement d'art contemporain. Avec les Aborigènes d'Australie, nous pouvons presque tutoyer cette émotion et assister en direct à cette révolution artistique marquante.

L'artiste Queenie mc Kenzie à gauche. Au milieu l'artiste Freddie Timms.
A droite, l'artiste Patrick Mung Mung.
Collection AAMU et collection privée.
Collection Brocard Estrangin.

Une exposition à ne pas manquer : Country to coast, colors of the Kimberley, à l'Aboriginal Art Museum d'Utrecht (AAMU). Du 11 janvier au 5 octobre 2014.
Pour en savoir, ci-joint le site du musée.

Deux oeuvres de la communauté de Bidyadanga. 
Waever Jack à gauche, et Alma Webou à droite.
© Collection Brocard Estrangin


dimanche 9 mars 2014

L'artiste Aborigène Lydia Balbal ! Authenticité de la voix d'une civilisation

Art Aborigène : Lydia Balbal
Lydia Balbal. Communauté de Bidyadanga. 167x112 cm.
© Collection privée Brocard - Estrangin

Ce soir, je rentre à la maison après un dîner passionnant avec un conservateur. Nous avons discuté peintures, artistes, évolution de mouvements artistiques...
Il est 1h46, avant d'éteindre la lumière, seul, je m'arrête un instant sur cette toile. Et je la prends en photo sous la lumière. Elle m'appelle, m'interroge, ne souhaite pas fermer le ban de la journée, comme une petite voix pour dire : je suis là, j'ai un truc à dire, j'exprime quelque chose... Mon peuple parle... Peux-tu ressentir la force de ces mouvements, les balancements telluriques des ancêtres ?

Cette toile est bavarde, avant que la lumière ne tombe. Elle m'interpelle. Je ne reste pas indifférent. Elle est touchante car jamais elle ne fut encore sélectionnée par un conservateur pour une exposition. Ce n'est pas faute de l'avoir proposé d'ailleurs ! Mais non, elle ne les séduit pas. Ils restent de marbre ! Et pourtant quelle force elle a encore ce soir. Elle est là toute seule sous le projecteur. Les traits de sa super-structure se détachent. Trame de fond, lignes de profondeur terrestre, ils balancent la composition. On les devine à peine derrière les points resserrés et gras. Verticaux, horizontaux, ils mesurent l'espace, tels une partition de musique.

Et sa mélopée s'envole. On y entend le chant du vent, les crissements du sable, le bruissement des arbustes... Les grondements des ancêtres premiers dans les profondeurs de la terre. Ils sont là, convoqués sur cette oeuvre.

Je ne peux m'empêcher d'être triste néanmoins face à ce travail de Lydia Balbal. L'artiste perd la vue. Si forte, si énergique, sa puissance expressive s'émousse. Ses toiles se font plus rares. Elle fit cependant partie des dernières nomades de sa génération, avant de connaître la sédentarisation dans la communauté de Bidyadanga.

Sa parole reste pure, franche, entière, en directe connexion avec les émotions et le savoir de son peuple. Il existe dans ces formes une authenticité, une vérité transperçante dont l'intensité et les échos me touchent.

Et pourtant cette toile ne fut pas encore sélectionnée. En revanche d'autres oeuvres de Lydia Balbal sont actuellement exposées à Bordeaux dans l'exposition "Mémoires Vives", ou à Utrecht à l'AAMU dans le cadre de "Country to coast : art of the Kimberley".

Celle-ci restée à la maison, laissée finalement de côté, devient encore plus attachante. Elle ne voyage plus, pour l'instant, et reste là tout près de moi. Je perçois sa profondeur, ce trou d'eau possible sur la droite, comme sous un voile diaphane, cette structure équilibrée, ancrée et campée, mais bousculée par ces multiples points chahutés et vitupérants. Il y existe comme un deuxième language au delà des formes perceptibles, comme un dialogue direct et sincère avec une autre réalité, une autre vie, par delà les schémas de notre civilisation.

La lumière s'éteint.
Bonne nuit.

samedi 1 mars 2014

Du cri de Munch à une symphonie polychrome d'un territoire aborigène

Art Aborigène : Barbara Moore - Tjala
Ngayuku Ngura - My Country de Barbara Mbitjana Moore. 197 x 198 cm.
Communauté de Tjala.
With courtesy of Tjala Arts
Collection privée Brocard-Estrangin

Pour voir dans cette peinture de Barbara Moore, le cri de l'artiste Munch, je me suis demandé ces derniers jours ce que cette amie pouvait bien avoir en tête pour établir une telle correspondance ?
La proximité avec Munch ne m'était pas apparue. De mon côté j'avais été séduit pour d'autres raisons.

Dialogue des cultures

Barbara Moore représente le territoire de ses ancêtres, son pays, les nuances du terrain. Il existe sur la toile des parties perceptibles et d'autres plus profondes suggérées et abstraites.
Munch procéda de même derrière son personnage, avec des mouvements et circonvolutions marquantes, jouant avec les lueurs déclinantes du soir sur le paysage. Il s'exprima ainsi au sujet de son tableau culte "Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang je m'arrêtais, fatigué, et m'appuyais sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restais, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l'univers et qui déchirait la nature."


Dialogue entre cultures

Cette amie en établissant ce lien avec Munch, participait à la construction d'un dialogue entre cultures, entre mouvements d'art, entre la mémoire collective de différents peuples.
J'en reste encore étonné. Mais plus je regarde cette peinture, plus je trouve que ce lien marche et fonctionne vraiment. Certes les mouvements, les teintes, l'époque, le caractère expressionniste diffèrent. Mais il y a quelque chose, dans la perception d'une sorte de langage universel qui dépasse les frontières, et nous rend généreusement inventifs face à l'oeuvre, dans une sorte de perméabilité des civilisations.

Diversité des individualités

Je ne cesse de m'étonner une fois encore face à la diversité des individualités qui apparaissent dans cette culture aborigène plutôt portée sur l'immatériel. Chez Barbara Moore le trait est fort, accentué, gras. Le paysage dans des couleurs de chairs, et de sang se retrouve comme incarné, comme personnifié. Bien que l'homme comme chez Munch ne soit pas visible, il pourrait en revanche être disséminé comme ces ancêtres qui habitent les lieux visibles, les profondeurs du sol.

Cartographie symbolique à travers les nuances

L'idée de ce paysage grandiose qui s'offre à nous à travers les dimensions généreuses de la toile (197 x 198 cm), permet d'entrer dans le territoire. Cette porte ouverte offre une vue symbolique des lieux au delà des signes et symboles traditionnels. Il existe dans cette création une réelle dynamique innovante, une invention. La cartographie symbolique du paysage se réalise non pas à travers une ponctuation réaliste mais dans une déclinaison abstraite des lieux. Les jeux de couleurs, dans une sorte de symphonie arc en ciel délimitent le territoire, en développent une autre vision vibrante et profonde.